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Le magazine annuel d’Innosuisse 2022

Comment gérer judicieusement la numérisation dans l’industrie

La division Gestion de la production de l’Institut de gestion de la technologie de l’Université de Saint-Gall (HSG) a développé, en collaboration avec l’Institut Computational Life Sciences de la Haute école zurichoise des sciences appliquées (ZHAW), une méthode permettant de simuler et de comparer des modèles d’affaires numériques. L’outil logiciel aide les entreprises industrielles de Suisse et du Liechtenstein ainsi que leur clientèle à s’y retrouver parmi les modèles tarifaires complexes basés sur l’utilisation et les résultats, explique Jonathan Rösler de l’Université de Saint-Gall.

Jonathan Rösler

Collaborateur scientifique et post-doctorant à l’Université de Saint-Gall, a été l’un des principaux promoteurs du projet dirigé par le professeur Thomas Friedli. Jonathan Rösler a rédigé sa thèse de doctorat sur ce projet.

Auparavant, les constructeurs de machines et d’installations pouvaient se contenter de vendre leurs produits et de proposer éventuellement des services de pièces détachées, de réparation et de maintenance par la suite. Pourquoi n’est-ce plus suffisant de nos jours?

Jonathan Rösler: La demande en produits est très fluctuante dans l’industrie mécanique et l’environnement concurrentiel s’est grandement intensifié ces dernières années. Les fournisseurs essaient donc depuis longtemps de proposer davantage de solutions autour des services et des logiciels afin de stabiliser leurs marges, préserver leurs parts de marché et renforcer la résilience de leurs revenus.

L’exploitation des possibilités offertes par la numérisation est au cœur des préoccupations de nombreuses entreprises depuis des années, mais jusqu’à présent, elles n’ont pas suffisamment réussi à développer et appliquer des modèles d’affaires numériques véritablement innovants. Beaucoup d’entreprises industrielles n’arrivent pas à élaborer un modèle d’affaires capable de convaincre leur clientèle sur la base des opportunités de l’Internet des objets. Elles vendent encore des services et des produits logiciels individuels dans le cadre de modèles de vente unique. C’est là que nous sommes intervenus avec notre projet.

Le modèle d’affaires où les fournisseurs combinent des machines et les services classiques connexes, tels que les réparations, les pièces de rechange ou l’entretien, avec des services numériques pour les vendre sous forme d’une offre global, fait à l’heure actuelle l’objet d’intenses discussions. Au lieu de payer seulement une fois, la clientèle paye en continu sur la base d’un modèle d’abonnement, par exemple en fonction des heures d’utilisation des machines ou des données générées par l’utilisation d’une installation. De tels modèles étaient au cœur du projet.

Comment votre institut de recherche à l’Université de Saint-Gall a-t-il aidé les entreprises?

Notre rôle était de déterminer, pour chaque partenaire du projet, quelle était la machine la mieux adaptée au sein de son offre existante pour mettre en œuvre son modèle d’affaires individuel à l’avenir: s’agit-il de la machine qui se vend mal ou choisissons-nous plutôt celle qui affiche les meilleures ventes? La question à se poser est donc la suivante: faut-il attirer de nouveaux clients avec une nouvelle offre ou «rééduquer» la clientèle existante afin qu’elle utilise les nouveaux services au lieu d’acheter comme auparavant?

Concrètement, nous avons analysé le portefeuille, les besoins des clients et les capacités organisationnelles de plusieurs constructeurs de machines et d’installations, sept en Suisse et un au Liechtenstein, puis nous avons développé différentes idées sur des modèles d’affaires dans le cadre d’ateliers communs pendant toute la durée du projet et les avons menées jusqu’à la maturité du marché. Cette approche englobe non seulement la question de la proposition de valeur de tels modèles pour la clientèle ou celle du coût des différentes prestations, mais aussi les problématiques de la rédaction des contrats, l’établissement des bilans et la fourniture de prestations sur les différents marchés, que ce soit en Europe, aux Etats-Unis ou en Asie.

Le constructeur de machines Agathon AG était l’un des partenaires industriels du projet. Daniel Felber, directeur des ventes chez Agathon (à g.), et Thomas Hess, responsable des After Sales Services, échangent leurs points de vue sur le simulateur développé au siège de l’entreprise à Bellach. Il sert d’outil de vente pratique lors des discussions avec les clients pour leur présenter le nouveau modèle Pay-per-Use (paiement en fonction de l’utilisation).

Une autre question importante que nous avons dû nous poser dans le cadre du projet: comment financer ce modèle d’affaires? Il s’agissait d’un problème particulier, surtout pour les petites entreprises traditionnelles comme Agathon. L’Université de Saint-Gall a déjà conduit de nombreuses recherches sur les tendances dans le secteur financier. Jusqu’alors, les constructeurs de machines n’avaient que peu de relations avec les marchés internationaux ciblés. Nous avons discuté avec différents prestataires de services financiers, avec pour résultat qu’ils achètent désormais des machines à diverses entreprises (voir le cas d’utilisation ci-dessous).

Malgré les différences entre les produits et les volumes des ventes des divers constructeurs, les partenaires impliqués dans ce projet ont été confrontés à des défis très similaires. Il a d’ailleurs été intéressant de constater que les questions technologiques jouaient souvent un rôle plutôt secondaire.

A quel développement concret a abouti le projet?

En collaboration avec la Haute école ZHAW, nous avons développé un outil séparé pour chaque entreprise pendant les 18 mois du projet: les entreprises et leur clientèle peuvent ainsi évaluer l’impact, à leur échelle, du fait que les fournisseurs ne vendent plus le produit tel quel, comme auparavant, mais sous la forme d’un forfait global. Nous avons ainsi pu répondre à des questions importantes, tant pour les fournisseurs que pour la clientèle, en ce qui concerne les risques inhérents, les opportunités et la rentabilité de ces modèles d’affaires. Dans la pratique, l’outil peut également servir de configurateur lors de la définition de contrats individuels avec des clientes et clients.

«Nous avons réussi à mettre en réseau diverses industries et entreprises ayant des connaissances différentes en matière de numérique et à les rendre plus compétentes dans ce domaine. Chacune d’elles jouissait d’une expérience distincte, mais toutes parlaient le même langage et pouvaient apprendre les unes des autres.»

Jonathan Rösler

Collaborateur scientifique à l’Université de Saint-Gall

Ces nouveaux modèles d’affaires présentent-ils des avantages au-delà des entreprises individuelles?

Ce nouveau mode de pensée s’inscrit dans la durée: le secteur s’éloigne ainsi de la vente de machines à des conditions aussi bon marché que possible, mais souvent moins productives et avec une durée de vie plus courte. Le but est de tenter de vendre la meilleure solution technique, la plus économique et durable à long terme, puis d’implémenter en permanence des mises à niveau et des améliorations. En même temps, le seuil d’entrée pour des clients individuels doit être abaissé en réduisant l’investissement initial pour l’acquisition du hardware. L’idée de base est que la clientèle n’ait pas à payer plus cher à long terme, mais qu’elle dispose d’un meilleur produit et puisse produire plus durablement.

Quelles ont été les difficultés rencontrées dans le cadre du projet?

A la fin du projet, toutes les entreprises participantes n’étaient pas parvenues à lancer un produit sur le marché et toutes n’avaient pas réussi à induire le changement de comportement nécessaire chez leur clientèle. Le changement dans le secteur s’est avéré plus lent que prévu. Les entreprises ayant participé au projet sont d’ores et déjà en avance sur l’évolution sectorielle actuelle. Elles ont ainsi mis en place les bases d’une différenciation durable. Le projet a démontré le potentiel extraordinaire d’une réflexion systématique sur le sujet. Il est également apparu clairement que les défis au niveau de la gestion et de la stratégie sont plus importants que ceux au niveau technologique.

Pourtant, vous affirmez que le projet a été un grand succès. Dans quel sens?

Nous avons réussi à constituer un réseau d’entreprises de secteurs industriels différents avec des niveaux de connaissance numérique variés et à les rendre plus performantes en matière de numérique. Chacune de ces entreprises jouissait d’une expérience différente, mais toutes parlaient le même langage et ont pu apprendre les unes des autres.

Ce projet est l’un des meilleurs exemples de la valeur ajoutée qu’un projet Innosuisse peut apporter au divers acteurs qui y participent. Réunir de jeunes doctorants, des scientifiques expérimentés, des responsables industriels chevronnés et des conseillers d’entreprise chargés d’accompagner ce projet a été jugé extrêmement enrichissant par tous les protagonistes.

De même, la durée de 18 mois du projet nous a laissé suffisamment de temps pour approfondir le sujet, puis développer des solutions durables et applicables aux entreprises participantes. Il est généralement difficile, surtout pour des PME, de libérer autant de temps pour le développement et de faire avancer de tels sujets stratégiques. Notre projet et l’encouragement d’Innosuisse sont arrivés à point nommé.

Ce qui est d’autant plus réjouissant : nous allons poursuivre notre collaboration avec les entreprises et la Haute école ZHAW. D’autres entreprises pourront également bénéficier de notre travail: nous présentons nos conclusions en diverses occasions et partageons les expériences acquises avec d’autres entreprises.

«De nombreuses entreprises sont à la peine quand il s’agit de simuler et de représenter des relations complexes. Dans le cadre de notre projet, nous avons parfaitement collaboré avec des sociétés et l’Université de Saint-Gall dans le but de développer ensemble un outil qui présente et permet d’expérimenter facilement des modèles d’affaires complexes et leurs implications pour les fournisseurs et la clientèle. La collaboration avec Innosuisse tout au long du projet a été très simple et pragmatique.»

Lukas Hollenstein

Directeur du département Simulation & Optimization, Institute of Computational Life Sciences ZHAW

Cas d’Agathon: rectifieuses de haute précision en abonnement mensuel

Une nouvelle ère s’ouvre pour Agathon AG: désormais, «Agathon goes digital» s’étale en lettres majuscules sur la page d’accueil du site web. D’ici 2027, le fabricant suisse de rectifieuses et de machines laser de haute précision ambitionne de doubler son chiffre d’affaires dans le domaine des services. Pour ce faire, Agathon mise avant tout sur de nouvelles offres numériques, notamment des modèles d’abonnement, des accès à des interfaces intelligentes pour les systèmes MES (systèmes de pilotage dans la gestion opérationnelle de la production) ou sur un modèle tarifaire en fonction de l’utilisation (Pay-per-Use), dans lequel les machines ne sont pas achetées, mais mises à disposition et entretenues contre paiement (Equipment as a Service).

La transformation numérique est encore un territoire inexploré pour de nombreuses industries de production, comme le souligne le directeur des ventes d’Agathon, Daniel Felber (lire l’entretien). Avec plus d’un siècle d’existence et un effectif de près de 250 personnes à son siège de Bellach, dans le canton de Soleure, la PME Agathon est le leader mondial des rectifieuses et des machines laser pour l’usinage de plaquettes de coupe amovibles. Sa clientèle, constituée de petits et grands fabricants d’outils pour l’industrie manufacturière par enlèvement de copeaux, produit principalement en Europe, mais aussi en Asie et en Amérique du Nord. «Nous évoluons dans une niche au sein d’une niche», explique Thomas Hess, responsable des After Sales Services chez Agathon.

Grâce à la numérisation, il est possible d’accéder à distance à toutes les machines d’Agathon. Toutefois, des spécialistes restent nécessaires pour effectuer les travaux sur site, sur ou dans la machine.

Les After Sales Services, à savoir les prestations liées au service après-vente, aux pièces détachées, aux révisions ou aux différentes formations, qui n’entrent en jeu qu’après la vente d’une machine, revêtent désormais une plus grande importance pour cette PME. En dehors des services classiques, Agathon propose un nombre croissant de services numériques. «Notre clientèle recourt de plus en plus à des systèmes MES professionnels, mais elle doit aussi faire face à un manque de main d’œuvre. Il faut donc adapter les offres de services classiques ou les remplacer par des alternatives», explique Thomas Hess.

Jusqu’ici, il nous manquait un modèle d’affaires systématique

«Ces dernières années, nous avons proposé à notre clientèle un grand nombre de services numériques et non numériques, mais cette offre n’a pas été assez systématique», déclare Daniel Felber. Le projet Innosuisse de développement d’un modèle d’affaires numérique est donc arrivé à point nommé.

Le positionnement et la tarification représentaient des thèmes importants pour Agathon dans le cadre du développement d’un modèle d’affaires numérique, par exemple pour le téléservice. «Nous proposons depuis plus de dix ans une télémaintenance gratuite. Pourquoi les clients devraient-ils payer aujourd’hui pour quelque chose qui était gratuit hier? Nous avons trouvé une solution: ce service est payant dorénavant, mais il offre une valeur ajoutée à notre clientèle, comme des horaires de travail étendus ou une priorisation dans le traitement.»

«Nous avons considéré comme très utile d’échanger avec d’autres entreprises et industries, et de nous en inspirer. Qui plus est, il est toujours intéressant de savoir où nous nous situons par rapport à l’ensemble du secteur.»

Daniel Felber

Directeur des ventes chez Agathon

Le modèle Pay-per-Use: payer uniquement pour l’utilisation des machines

«Le modèle Pay-per-Use que nous avons élaboré ensemble dans le cadre du projet est une étape décisive», déclare Daniel Felber. Avec ce modèle, notre clientèle n’achète plus les machines. Elle paie seulement pour les heures où la machine produit, avec une certaine prime de risque en cas de surproduction ou de sous-production, du même type qu’une assurance. «La clientèle transforme ainsi ses coûts d’investissement en coûts opérationnels, ce qui signifie qu’elle dispose de plus d’argent pour investir, tout en amortissant le risque en cas de sous-utilisation.»

Ce modèle est particulièrement séduisant aux yeux des petites entreprises. La phase délicate du démarrage de la production de nouveaux produits, pendant laquelle le roulement de plusieurs équipes n’est pas encore en place, comporte ainsi moins de risques. Au lieu d’acheter une machine, la clientèle peut désormais l’utiliser en fonction de la charge de travail. A cet effet, Agathon collabore maintenant avec des prestataires financiers. «Au lieu de vendre une machine à un client, nous la vendons au prestataire financiers, qui la revend ensuite au client sur la base d’un modèle Pay-per-Use. Seules sont payées les heures d’utilisation. Et de notre côté, nous avons quand même vendu une machine.»

Le simulateur aide à conseiller la clientèle

Le paiement en fonction de l’utilisation est un modèle complexe, qui est encore peu connu dans le secteur. Le configurateur développé par la Haute école zurichoise des sciences appliquées (ZHAW) dans le cadre du projet est désormais d’une grande aide pour conseiller la clientèle. Il montre aux parties intéressées si l’achat d’une machine, un leasing, voire un modèle Pay-per-Use se justifie. «Les clientes et clients visualisent ainsi rapidement et clairement si le modèle d’affaires proposé est rentable dans leur cas ou non.» Cet aspect est particulièrement important pour 2023, qui risque d’être une année opaque sur le plan financier pour l’industrie de production, souligne Daniel Felber.

Tous deux se montrent enthousiastes au sujet du projet Innosuisse qu’ils ont mené avec l’Université de Saint-Gall et la ZHAW, en compagnie de sept autres entreprises. «Nous avons considéré comme très utile d’échanger avec d’autres entreprises et industries, et de nous en inspirer. Qui plus est, il est toujours intéressant de savoir où nous nous situons par rapport à l’ensemble du secteur.»

Soutien apporté par Innosuisse

  • Projet Innosuisse avec plusieurs partenaires chargés de la mise en œuvre
  • 2 projets d’innovation en cours: 1 avec la Haute école spécialisée bernoise, 1 avec la Haute école spécialisée de Suisse orientale OST et l’Université de Saint-Gall
  • Mentoring
  • Chèque d’innovation